Psychologie des foules

Passages sélectionnés d’un livre écrit en 1895…

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Page 10 :

« L'époque actuelle constitue un des moments critiques où la pensée humaine est en voie de transformation.

Deux facteurs fondamentaux sont à la base de cette transformation. Le premier est la destruction des croyances religieuses, politiques et sociales d'où dérivent tous les éléments de notre civilisation. Le second, la création de conditions d'existence et de pensée entièrement nouvelles, engendrées par les découvertes modernes des sciences et de l'industrie. »

 

Page 16 :

« Au sens ordinaire, le mot foule représente une réunion d'individus quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur sexe, quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent.

Au point de vue psychologique, l'expression foule prend une signification tout autre. Dans certaines circonstances données, et seulement dans ces circonstances, une agglomération d'hommes possède des caractères nouveaux fort différents de ceux de chaque individu qui la compose. »

 

Page 19 :

« Cette mise en commun de qualités ordinaires nous explique pourquoi les foules ne sauraient accomplir d'actes exigeant une intelligence élevée. Les décisions d'intérêt général prises par une assemblée d'hommes distingués, mais de spécialités différentes, ne sont pas sensiblement supérieures aux décisions que prendrait une réunion d'imbéciles. Ils peuvent seulement associer en effet ces qualités médiocres que tout le monde possède. Les foules accumulent non l'intelligence mais la médiocrité. »

« Pour comprendre ce phénomène, il faut avoir présentes à l'esprit certaines découvertes récentes de la physiologie. Nous savons aujourd'hui qu'un individu peut être placé dans un état tel, qu'ayant perdu sa personnalité consciente, il obéisse à toutes les suggestions de  l'opérateur qui la lui a fait perdre, et commette les actes les plus contraires à son caractère et à ses habitudes. »

 

Sur les sentiments des foules

 

Page 22 :

« Plusieurs caractères spéciaux des foules, tels que l'impulsivité, l'irritabilité, l'incapacité de raisonner, l'absence de jugement et d'esprit critique, l'exagération des sentiments, et d'autres encore, sont observables [..]. »

 

Sur les idées des foules

 

Page 36 :

« Il ne faut pas croire du reste que c'est parce que la justesse d'une idée est démontrée qu'elle peut produire ses effets, même chez les esprits cultivés. On s'en rend compte en voyant combien la démonstration la plus claire a peu d'influence sur la majorité des hommes. L'évidence éclatante pourra être reconnue par un auditeur instruit ; mais il sera vite ramené par son inconscience à ses conceptions primitives.

Revoyez-le au bout de quelques jours, et il vous servira de nouveau ses anciens arguments, exactement dans les mêmes termes. Il est, en effet, sous l'influence d'idées antérieures devenues des sentiments ; or, celles-là seules agissent sur les mobiles profonds de nos actes et de nos discours »

« S'il faut longtemps aux idées pour s'établir dans l'âme des foules, un temps non moins considérable leur est nécessaire pour en sortir. Aussi les foules sont-elles toujours, au point de vue des idées, en retard de plusieurs générations sur les savants et les philosophes. Tous les hommes d'État savent aujourd'hui ce que contiennent d'erroné les idées fondamentales citées à l'instant, mais leur influence étant très puissante encore, ils sont obligés de gouverner suivant des principes à la vérité desquels ils ont cessé de croire. »

 

Sur le raisonnement des foules

 

Page 37 :

« Les raisonnements inférieurs des foules sont, comme les raisonnements élevés, basés sur des associations : mais les idées associées par les foules n'ont entre elles que des liens apparents de ressemblance ou de succession. Elles s'enchaînent à la manière de celles d'un Esquimau qui, sachant par expérience que la glace, corps transparent, fond dans la bouche, en conclut que le verre, corps également transparent, doit fondre aussi dans la bouche ; ou de celles du sauvage qui se figure qu'en mangeant le coeur d'un ennemi courageux il acquiert sa bravoure ; ou encore de celles de l'ouvrier qui, exploité par un patron, en conclut que tous les patrons  sont des exploiteurs. »

« Inutile d'ajouter que l'impuissance des foules à raisonner juste les prive de tout esprit critique, c'est-à-dire de l'aptitude à discerner la vérité de l'erreur, à formuler un jugement précis. Les jugements qu'elles acceptent ne sont que des jugements imposés et jamais des jugements discutés. Nombreux à ce point de vue les individus qui ne s'élèvent pas au-dessus des foules. La facilité avec laquelle certaines opinions deviennent générales tient surtout à l'impossibilité pour la plupart des hommes de se former une opinion particulière basée sur leurs propres raisonnements. »

 

Sur l’imagination des foules

 

Page 38 :

« Les foules ne pouvant penser que par images, ne se laissent impressionner que par des images. Seules ces dernières les terrifient ou les séduisent et deviennent des mobiles d'action.

C'est pourquoi les représentations théâtrales, qui donnent l'image sous sa forme la plus nette, ont toujours une énorme influence sur les foules. Du pain et des spectacles constituaient jadis pour la plèbe romaine l'idéal du bonheur. Pendant la succession des âges cet idéal a peu varié. »

« Aussi, les grands hommes d'État de tous les âges et de tous les pays, y compris les plus absolus despotes, ont-ils considéré l'imagination populaire comme le soutien de leur puissance. Jamais ils n'ont essayé de gouverner contre elle. « C'est en me faisant catholique, disait Napoléon au Conseil d'État, que j'ai fini la guerre de Vendée ; en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j'ai gagné les prêtres en Italie. Si je gouvernais un peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon. »

 

Page 39 :

« Ce ne sont donc pas les faits en eux-mêmes qui frappent l'imagination populaire, mais bien la façon dont ils se présentent. Ces faits doivent par condensation, si je puis m'exprimer ainsi, produire une image saisissante qui remplisse et obsède l'esprit. Connaître l'art d'impressionner l'imagination des foules c'est connaître l'art de les gouverner. »

 

La religion et les foules

 

Page 41 :

« L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement ordinaire d'un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui croient posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel. Ces deux traits se retrouvent dans tous les hommes en groupe lorsqu'une conviction quelconque les soulève. Les Jacobins de la Terreur étaient aussi foncièrement religieux que les catholiques de l'Inquisition, et leur cruelle ardeur dérivait de la même source. »

 

Sur les mots et les formules

 

Page 56 :

« En étudiant l'imagination des foules, nous avons vu qu'elles sont impressionnées surtout par des images. Si l'on ne dispose pas toujours de ces images, il est possible de les évoquer par l'emploi judicieux des mots et des formules. Maniés avec art, ils possèdent vraiment la puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les adeptes de la magie. Ils provoquent dans l'âme des multitudes les plus formidables tempêtes, et savent aussi les calmer. On élèverait une pyramide plus haute que celle du vieux Khéops avec les seuls ossements des victimes de la puissance des mots et des formules.

La puissance des mots est liée aux images qu'ils évoquent et tout à fait indépendante de leur signification réelle. Ceux dont le sens est le plus mal défini possèdent parfois le plus d'action. Tels, par exemple, les termes : démocratie, socialisme, égalité, liberté, etc., dont le sens est si vague que de gros volumes ne suffisent pas à le préciser. Et pourtant une puissance vraiment magique s'attache à leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient la solution de tous les problèmes. Ils synthétisent des aspirations inconscientes variées et l'espoir de leur réalisation.

La raison et les arguments ne sauraient lutter contre certains mots et certaines formules. On les prononce avec recueillement devant les foules ; et, tout aussitôt, les visages deviennent respectueux et les fronts s'inclinent. Beaucoup les considèrent comme des forces de la nature, des puissances surnaturelles. Ils évoquent dans les âmes des images grandioses et vagues, mais le vague même qui les estompe augmente leur mystérieuse puissance. On peut les comparer à ces divinités redoutables cachées derrière le tabernacle et dont le dévot n'approche qu'en tremblant. »

 

Page 60 :

« Nous avons déjà montré que les foules ne sont pas influençables par des raisonnements, et ne comprennent que de grossières associations d'idées. Aussi est-ce à leurs sentiments et jamais à leur raison que font appel les orateurs qui savent les impressionner. Les lois de la logique rationnelle n'ont aucune action sur elles. »

« Les esprits logiques, habitués aux chaînes de raisonnement un peu serrées, ne peuvent s'empêcher d'avoir recours à ce mode de persuasion quand ils s'adressent aux foules, et le manque d'effet de leurs arguments les surprend toujours. […]

Il n'est même pas besoin de descendre jusqu'aux êtres primitifs pour constater la complète impuissance des raisonnements quand ils ont à lutter contre des sentiments.

Rappelons-nous simplement combien ont été tenaces pendant de longs siècles des superstitions religieuses, contraires à la plus simple logique. Durant près de deux mille ans, les plus lumineux génies ont été courbés sous leurs lois, et il fallut arriver aux temps modernes pour que leur véracité ait pu seulement être contestée.»

 

Sur les meneurs des foules

 

Page 63 :

« Dès qu'un certain nombre d'êtres vivants sont réunis, qu'il s'agisse d'un troupeau d'animaux ou d'une foule d'hommes, ils se placent d'instinct sous l'autorité d'un chef, c'est-à-dire d'un meneur. Dans les foules humaines, le meneur joue un rôle considérable. Sa volonté est le noyau autour duquel se forment et s'identifient les opinions. La foule est un troupeau qui ne saurait se passer de maître. »

« Les meneurs ne sont pas, le plus souvent, des hommes de pensée, mais d'action.

Ils sont peu clairvoyants, et ne pourraient l'être, la clairvoyance conduisant généralement au doute et à l'inaction. Ils se recrutent surtout parmi ces névrosés, ces excités, ces demi-aliénés qui côtoient les bords de la folie. Si absurde que soit l'idée qu'ils défendent ou le but qu'ils poursuivent, tout raisonnement s'émousse contre leur conviction. Le mépris et les persécutions ne font que les exciter davantage. […]

De meneurs, les peuples n'ont jamais manqué : mais tous ne possèdent pas, il s'en faut, les convictions fortes qui font les apôtres. Ce sont souvent des rhéteurs subtils, ne poursuivant que leurs intérêts personnels et cherchant à persuader en flattant de bas instincts. »

« Les meneurs tendent aujourd'hui à remplacer progressivement les Pouvoirs publics à mesure que ces derniers se laissent discuter et affaiblir. Grâce à leur tyrannie, ces nouveaux maîtres obtiennent des foules une docilité beaucoup plus complète que n'en obtint aucun gouvernement. »

 

Sur les moyens d’action des meneurs

 

Page 66 :

« L'affirmation pure et simple, dégagée de tout raisonnement et de toute preuve, constitue un sûr moyen de faire pénétrer une idée dans l'esprit des foules. Plus l'affirmation est concise, dépourvue de preuves et de démonstration, plus elle a d'autorité.

Les livres religieux et les codes de tous les âges ont toujours procédé par simple affirmation. Les hommes d'État appelés à défendre une cause politique quelconque, les industriels propageant leurs produits par l'annonce, connaissent la valeur de l'affirmation.

Cette dernière n'acquiert cependant d'influence réelle qu'à la condition d'être constamment répétée, et le plus possible, dans les mêmes termes, Napoléon disait qu'il n'existe qu'une seule figure sérieuse de rhétorique, la répétition. La chose affirmée arrive, par la répétition, à s'établir dans les esprits au point d'être acceptée comme une vérité démontrée. »

« Lorsqu'une affirmation a été suffisamment répétée, avec unanimité dans la répétition, comme cela arrive pour certaines entreprises financières achetant tous les concours, il se forme ce qu'on appelle un courant d'opinion et le puissant mécanisme de la contagion intervient. Dans les foules, les idées, les sentiments, les émotions, les croyances possèdent un pouvoir contagieux aussi intense que celui des microbes. »

 

Sur le prestige

 

Page 69 :

« Le prestige est en réalité une sorte de fascination qu'exerce sur notre esprit un individu, une oeuvre ou une doctrine. Cette fascination paralyse toutes nos facultés critiques et remplit notre âme d'étonnement et de respect. Les sentiments alors provoqués sont inexplicables, comme tous les sentiments, mais probablement du même ordre que la suggestion subie par un sujet magnétisé. Le prestige est le plus puissant ressort de toute domination. Les dieux, les rois et les femmes n'auraient jamais régné sans lui.

On peut ramener à deux formes principales les diverses variétés de prestige : le prestige acquis et le prestige personnel.

Le prestige acquis est celui que confèrent le nom, la fortune, la réputation. Il peut être indépendant du prestige personnel. Le prestige personnel constitue, au contraire, quelque chose d'individuel coexistant parfois avec la réputation, la gloire, la fortune, ou renforcé par elles, mais parfaitement susceptible d'exister d'une façon indépendante. […]

D'une nature fort différente du prestige artificiel ou acquis, il constitue une faculté indépendante de tout titre, de toute autorité.

Le petit nombre de personnes qui le possèdent exercent une fascination véritablement magnétique sur ceux qui les entourent, y compris leurs égaux, et on leur obéit comme la bête féroce obéit au dompteur qu'elle pourrait si facilement dévorer. »

Gustave Le Bon, Psychologie des foules (1895)
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