J’ai découvert que j’étais synesthète ! C’est grave Docteur ?

source : LinkedIn

Auteur : Alexandre Prévert

Conservatoire de Musique de Paris (Piano) - Université Paris La Sorbonne

date : 16 février 2016


Depuis l’âge de 4 ans je joue du piano et il aura fallu attendre mes 19 ans pour apprendre que j’étais synesthète.

C’est en effet tout récemment, à l’issue d’un concert en Ecosse, qu’en échangeant avec un spectateur, cette nouvelle m’a été révélée.

A l’une de ses questions : « Voyez-vous des couleurs quand vous pensez aux différentes notes de musique ? » Je répondis tout naturellement : « Oui bien évidemment, le “do” est noir, le “ré” est jaune, le “mi” est vert, le “fa” est rouge, le “sol” est bleu, le “la” est orange et le “si” est gris. »

Et là, mon interlocuteur de m’expliquer que j’étais atteint de synesthésie, phénomène voire “trouble” neurologique rare par lequel deux ou plusieurs sens sont associés.

Quelque peu déstabilisé par ses propos et ses premières explications, j’effectuai, à peine rentré à l’hôtel, des recherches qui me confontèrent à cette nouvelle réalité. Il me faudrait dorénavant admettre que ce qui me paraissait jusque-là une évidence banale se révélait en réalité une particularité étonnante. Je devais dès lors me résigner à accepter que voir des sons et écouter des couleurs était tout à fait singulier.

En quête urgente d’être rassuré, je pris connaissance, après quelques explications médicales et neurologiques sommaires, qu’au-delà de la musique un certain nombre d’autres disciplines comme la physique, la peinture ou encore la littérature étaient également concernées et que quelques-uns de leurs plus illustres représentants avaient pu en témoigner.

Pour premier exemple, le co-lauréat du prix Nobel de physique 1965, Richard Feynman, lui-même synesthète, s’interrogeait :

« Quand je vois des équations, je vois les lettres en couleur, je ne sais pas pourquoi. Quand je pense aux fonctions de Bessel par exemple, je vois un J brun-roux, un N d’un bleu légèrement violacé et un X marron sombre qui vole autour. Et je me demande bien à quoi cela peut bien ressembler pour les étudiants! »

Alors qu’il assistait à une représentation d’un opéra de Wagner, Lohengrin (1850), le célèbre peintre Wassily Kandinsky, qui “peignait ses musiques”, vécut quant à lui une expérience synesthésique qu’il rapporta ainsi :

« Je voyais en esprit toutes mes couleurs, elles se tenaient devant mes yeux. Des lignes sauvages presque folles se dessinaient devant moi. »

Michel Onfray cite dans son ouvrage Le ventre des philosophes (1989) l’image synesthésique gourmande de Jean-Paul Sartre :

« Réminiscence des correspondances symbolistes, Sartre convie à d’étranges synesthésies : “Si je mange un gâteau rose, écrit-il dans l’Être et le Néant, le goût est en rose; le léger parfum sucré et l’onctuosité de la crème au beurre sont le rose. Ainsi je mange rose comme je vois sucré”. »

La littérature française dans son ensemble est d’ailleurs jonchée de références synesthésiques; de Victor Hugo dans sa Note sur les couleurs des voyelles (1836-1838) :

« Ne penserait-on pas que les voyelles existent pour le regard presque autant que pour l’oreille et qu’elles peignent des couleurs ? On le voit. A et I sont des voyelles blanches et brillantes. O est une voyelle rouge. E et EU sont des voyelles bleues. U est la voyelle noire. »

à Marcel Proust Du côté de chez Swann (1913) dans La Recherche du Temps Perdu :

« Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe ; Vitré dont l’accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien… »

en passant par Arthur Rimbaud dans son poème Voyelles (1883) :

« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes… »

Pour en revenir à la discipline musicale, on a pour témoignages ceux d’Arnold Schoenberg, d’Olivier Messiaen et plus particulièrement celui du compositeur synesthète Alexander Scriabine, qui inventa même le clavier à lumières ou “Luce”. L’instrument est un clavier dont chaque note correspond à une couleur selon le propre système de Scriabine, que celui-ci destinait à l’exécution de son oeuvre Prométhée ou le Poème du feu (1910) :

Si vous voyez donc des couleurs quand vous écoutez de la musique, si pour vous les mots ont un goût ou les sons ont une odeur, alors vous êtes peut-être synesthète.

J’ai choisi pour ma part de ne pas m’en inquiéter. Ce qu’on nomme un trouble neurologique m’apparaît finalement être tout simplement une particularité. Les neurobiologistes considèrent même qu’être synesthète amène certains avantages comme une meilleure capacité d’analyse et une meilleure mémoire. Je ne demande qu’à les croire.

Alors merci Docteur, tout va bien !